DÉVELOPPEMENTS
L’année écoulée a une nouvelle fois démontré que le recours à ce qu’il est convenu d’appeler les paradis fiscaux constitue une pratique courante des sociétés multinationales ou non faisant appel à l’épargne publique. Or le recours à ces paradis fiscaux, notamment en raison de l’opacité qu’ils offrent à leurs utilisateurs, est au cœur de nombreux scandales financiers récents qui ont touché de grands groupes internationaux et semblent ne devoir plus s’arrêter. Les chutes vertigineuses de cours et les faillites de sociétés ayant fait appel à l’épargne publique ont fait perdre beaucoup d’argent cette année aux petits épargnants qui, en toute confiance, ont placé leur argent auprès d’elles. Des économies souvent accumulées pendant une vie entière. Que ces gigantesques scandales mettent en lumière des éléments strictement frauduleux ou simplement une gestion et un contrôle défaillants, on constate que les entreprises concernées utilisaient le recours à un système de filiales et sous filiales dans des paradis fiscaux pour brouiller le contrôle et l’information des petits épargnants.
Lancé il y a quelques années par sept magistrats européens dont le belge, Benoît Dejemeppe l’appel de Genève dénonce l’impunité dont jouissent les trafiquants internationaux et l’impuissance de la justice face à la criminalité organisée. Il dénonce également l’économie souterraine qui prend sa source dans la mondialisation des échanges et dévoile le jeu des mécanismes financiers complexes bénéficiant de la complaisance des paradis fiscaux. La portée de cet appel ne se limite donc pas à des difficultés spécifiquement judiciaires et vise à s’attaquer à l’ensemble des problèmes soulevés par la mondialisation des échanges financiers dans le cadre des pratiques commerciales et financières internationales actuelles. L’objectif de l’appel de Genève consistait à tirer la sonnette d’alarme et pour le dire avec Renaud Van Ruymbeke « au-delà, se situe le champ d’action de l’homme politique, pas celui du magistrat. La balle est dans le camp des législateurs qui ont le pouvoir de changer les choses ». Si cet appel n’avait pas suffi, au grand regret de ses signataires, l’actualité récente démontre aujourd’hui à suffisance qu’il est désormais indispensable et urgent de s’engager sur le plan du droit dans le sens d’une régulation étatique des pratiques financières internationales, de la sauvegarde de la sécurité des petits épargnants et de la transparence des entreprises faisant appel à l’épargne publique.
L’OCDE (Organisation de
Coopération et de Développement Economiques)
ne s’est que très récemment mêlée
au débat relatif aux paradis fiscaux. En juin 2000,
elle a dressé une liste des paradis fiscaux . Ce
rapport a du reste encore légèrement été
adapté à la mi-novembre 2001. Il s’agit
en fait de 2 listes (régimes fiscaux avantageux appliqués
dans plusieurs pays & répertoire des paradis
fiscaux) dont la publication a pour principal objectif de
demander aux pays visés de mettre un terme aux régimes
en vigueur. Dans ce contexte, l’OCDE encourage ses
membres à réagir, de quelque manière
que ce soit, face à de tels régimes spéciaux.
L’adoption par la Belgique, membre de l’OCDE,
d’une loi interdisant à toute société
faisant appel à l’épargne publique de
détenir une participation directe ou indirecte dans
une entreprise ayant son siège social dans un paradis
fiscal, répondrait en partie mais très utilement
à cette invitation de l’OCDE.
La proposition de loi sur le recours
aux paradis fiscaux peut également s’inscrire
dans le cadre des travaux menés par le G7 et le GAFI
(Groupe d’action financière sur le blanchiment
des capitaux) qui ont entrepris une véritable croisade
visant à accroître la transparence des flux
de capitaux et à mieux contrôler les places
financières des paradis fiscaux. Regroupant actuellement
29 pays, la Commission européenne et le Conseil de
coopération des pays du Golfe, le GAFI opte désormais
pour des mesures coercitives tel le refus d’ouverture
d’un compte en provenance des pays non coopératifs
ou simplement géré par un intermédiaire
domicilié dans ces pays, pour combattre la fraude
fiscale et le crime financier.
L’Union européenne a dressé
une liste de pays contenue dans le rapport Primarolo de
novembre 1999. La Commission y a répertorié
les mesures « dommageables » des pays membres
de l’Union et des territoires dépendants. Il
ne s’agit que d’une liste des régimes
fiscaux avantageux.
L’administration fiscale belge dispose d’une
série d’articles de loi pour barrer la route
à l’évasion fiscale par le biais des
paradis fiscaux. Tout comme l’Union européenne
et l’OCDE l’administration fiscale belge a par
ailleurs dressé une liste des régimes fiscaux
complaisants à l’égard de pratiques
condamnables, liste officiellement publiée au MB
du 24 août 1991. L’interdiction faite aux multinationales
faisant appel à l’épargne publique complèterait
utilement cet arsenal juridique encore très imparfait
en raison notamment de l’inventivité et la
rapidité des techniques employées pour échapper
à tout contrôle.
Comme le souligne simplement Jean-Marie Messier, « il faut bien comprendre qu’aujourd’hui le nerf de la guerre pour une entreprise, c’est sa capitalisation boursière […] Plus un titre vaut cher, plus on a d’argent dans son portefeuille pour faire son marché. S’il baisse, non seulement on ne peut plus rien acheter, mais on peut vous reprendre pour pas cher ! […] C’est le carnet de chèque. Les vrais banquiers, aujourd’hui, ce sont les actionnaires ». Cette conception de plus en plus répandue de l’entreprise consiste à la considérer comme un objet financier dont il s’agit d’accroître la valeur boursière par tous les moyens : rachats d’actions, fusions-acquisitions, ventes des unités les moins rentables, montages financiers. Ainsi, l’apogée puis la faillite d’Enron n’ont rien à voir avec son activité industrielle le négoce du gaz et de l’électricité mais proviennent uniquement de ses activités financières. De même, Vivendi-Universal est devenu un holding financier, constitué d’un empilement d’actifs financiers sans cohérence industrielle, et destiné à créer de la valeur pour les actionnaires. Pour que les cours de l’action, qui commandent la valeur de leurs options, continuent à progresser, les dirigeants d’entreprises sont tentés de manipuler les résultats pour les faire apparaître plus beaux qu’ils ne le sont en réalité.
Dans le système actuel, le recours aux filiales et sous filiales dans les paradis fiscaux permet d’y arriver et de truquer plus ou moins facilement les comptes pour afficher à tout prix les résultats attendus. Au détriment de millions de petits épargnants n’ayant aucun moyen d’opérer des choix éclairés par la situation réelle de l’entreprise à laquelle ils ont en toute confiance confié leurs économies. Les désastres en chaîne auxquels nous assistons aujourd’hui révèlent ainsi des dysfonctionnements graves, pour ne pas dire la faillite du capitalisme boursier, porté aux nues il y a peu par la plupart des professionnels et des médias. Professionnels parfois eux-mêmes complices des manipulations comptables et financières malhonnêtes qu’ils sont sensés dénoncer (cabinets d’audit et autorités de contrôle mis en cause dans de nombreuses affaires), où plus simplement et à l’instar des épargnants, grugés par les discours officiels d’entreprises masquant une réalité parfois catastrophique. Notamment dans le cadre de l’application du concept de responsabilité sociale de l’entreprise, un mouvement se développe soit chez les actionnaires, soit dans les entreprises elles-mêmes qui tend à ce que ces dernières respectent une certaine éthique. Dans ce cadre, deux voies s’offrent aux actionnaires :
1) la sélection en fonction de critères sociaux et environnementaux des titres entrant dans la composition de leur portefeuille.
2) exercer le droit de vote aux assemblées générales en fonction de ces mêmes critères.
Il reste que la règle du profit maximum est, dans sa brutalité, fort claire et « les méfaits associés au nouveau visage du capitalisme ne doivent rien à une soudaine poussée d’immoralité. Ils résultent avant tout de l’explosion des opportunités de profits rapides, légaux ou illégaux, engendrés par la libéralisation des marchés financiers et une gouvernance d’entreprise obsédée par la montée des cours boursiers ». Certes intéressantes et méritant d’être soutenues, les pratiques issues du concept de responsabilité sociale des entreprises ne peuvent à elles seules répondre à tous les problèmes posés dans la mesure où l’éthique n’est efficace que lorsqu’elle s’adresse aux individus de bonne volonté soucieux de respecter les impératifs de la morale. L’éthique ne sauvera donc malheureusement pas seule le monde et il serait illusoire de ne s’en remettre qu’à sa seule force de conviction. Elle constitue un instrument parmi d’autres dans les solutions à apporter aux dérives de la finance déréglementée.
Les pouvoirs publics nationaux et supranationaux doivent être les régulateurs de la volonté de puissance des firmes privées. Les règles qui gouvernent les échanges et les investissements mondiaux doivent être modifiées et mises au service de l’intérêt public. En effet, le système financier international sur lequel reposent les pratiques révélées par ces derniers scandales d’ampleur inédite, permet d’autant plus difficilement de dégager des responsabilités individuelles qu’il jouit d’une prétendue capacité à l’autorégulation. L’Etat doit prendre ses responsabilités en assurant la sécurité des épargnants et en jouant son rôle de régulateur du système financier. Actuellement, le système mise sur une autorégulation du marché qui ne parvient cependant pas à assurer cette sécurité. L’intérêt général est gravement mis en cause par l’absence d’intervention régulatrice de l’Etat en la matière. Le rôle de l’Etat est de sauvegarder l’intérêt de tous et en particulier les plus faibles (épargnants peu ou mal informés) et l’intérêt général. Réguler, c’est s’attaquer à « la machine », au système. Mettre des mécanismes en place, arbitrer, fonder un projet de société qui rétablit le droit et la loi au service de l’intérêt général.
L’utilisation de filiales et sous filiales dans des paradis fiscaux a trop souvent clairement pour objectifs :
- de brouiller les pistes de l’information dans le but d’optimiser des profits au dépend de l’intérêt des petits épargnants
- et d’assurer une absence de transparence favorisant la fraude fiscale (réduction du taux de fiscalité moyen du groupe, transmission d’un patrimoine à des héritiers, détournements de fonds à des fins sans rapport avec l’objet social de la société, financement de tentatives de corruption…), ce qui nuit à l’intérêt collectif càd. l’ensemble des personnes physiques et morales concernées qui doivent compenser le manque fiscal.
En l’absence de volonté politique internationale suffisamment forte de mettre au pas les paradis fiscaux et ayant parfois eux-mêmes recours à eux, les Etats se sont jusqu’ici limités à proférer des déclarations d’intention laissées sans suite, en dépit par ailleurs du manque à gagner pour la collectivité du fait du recours à ces pratiques. Cette question nécessitant d’être réglée à un niveau européen pour être pleinement et efficacement appréhendée, il serait pertinent que la Belgique initie le mouvement en se dotant d’une législation exemplaire susceptible d’entraîner un large mouvement de soutien au niveau européen.
L’action politique qui a été légitimée par le vote du citoyen peut encore et doit s’exercer pour changer la logique nuisible d’une mondialisation des échanges dérégulée, pour promouvoir le bien commun. Les scandales à répétition auxquels nous assistons aujourd’hui sont une expression caractéristique des mauvais côtés de la mondialisation qui mettent en lumière les nouvelles responsabilités que chaque Etat doit assumer vis-à-vis de la collectivité internationale, et l’enjeu que représente l’élaboration de règles mondialement reconnues et appliquées.
Les paradis fiscaux sont devenus des intermédiaires financiers majeurs mais n’assument pas les responsabilités liées à ce nouveau statut. L’endettement démesuré de certaines entreprises a été caché via le recours à leurs filiales dans ces paradis fiscaux. La mondialisation nous oblige à repenser la réglementation des activités financières, non plus sur une base nationale ou régionale mais européenne et mondiale. Il est indispensable d’imaginer de nouveaux mécanismes incitatifs, voire coercitifs, pour le respect des règles internationales.
Un consensus apparaît sur la nécessité d’élaborer de nouvelles normes internationales, de transparence des personnes morales, de réglementation financière, de contrôle et de coopération, afin d’éliminer autant que possible les effets néfastes de la mondialisation financière.
Conjuguées au flot ininterrompu d’affaires mettant en cause des paradis fiscaux et des sociétés écrans, les pressions politiques ont ôté son aura de respectabilité et de « chic » à la finance offshore. Il est temps aujourd’hui de faire un pas de plus sur la voie de la mise en place d’un système qui débouche sur une véritable transparence du système financier international.
PROPOSITION DE LOI
CHAPITRE Ier
Disposition générale
Article 1er
La présente proposition de loi règle une matière visée à l'article 78 de la Constitution.
CHAPITRE II
Articles
1) Toute société faisant appel à l’épargne publique ne pourra détenir une participation directe ou indirecte dans une entreprise ayant son siège social dans un paradis fiscal.
2) Le Roi est chargé :
- D’établir la liste des paradis fiscaux ;
- D’établir les règles déterminant les critères relatifs au lien de participation directe ou indirecte ;
- De définir la notion et d’établir les règles de l’appel à l’épargne publique.
3) La présente loi entre en vigueur le jour de sa publication au Moniteur belge.