Route 443

par Gideon Levy

Haaretz, 21 janvier 2005 - Traduction de l'hébreu : Michel Ghys

Ce qu’on voit et ce qu’on ne veut pas voir sur la route de Maccabim-Reout à Jérusalem.

Combien de fois avez-vous emprunté la route 443 et regardé sur votre droite et votre gauche ? Combien de fois avez-vous choisi de monter sur cette autoroute rapide de Maccabim-Reout à la capitale et pensé aux dizaines de milliers d’habitants qui se retrouvent emprisonnés à cause d’elle ? Combien de fois avez-vous aperçu les 12 routes barrées qui y aboutissent ? Combien de fois avez-vous prêté attention aux habitants des 22 villages des alentours, occupés à se faire péniblement, à pied, un chemin sur le terrain rocailleux ? Vous êtes-vous jamais arrêté un instant à côté du panneau indicateur qui conduit au « camp d’Ofer », formule expurgée servant à désigner un camp de détention de masse où sont emprisonnés actuellement 800 Palestiniens environ, la plupart sans jugement ?

















La dernière section de la Route 443. Les prairies vertes et ciel bleu sur le béton gris qui cache les arabes. (Photo Miki Kratsman – haaretz.com)


Il n’y a pas deux routes de l’apartheid comme celle-là, pas d’axe du mal comme cette voie royale. Une route à quatre bandes et à une seule nation, pour Israéliens uniquement, construite sur des terres palestiniennes, interdite aux déplacements des Palestiniens, en voiture comme à pied. Une route d’occupation, avec un barrage à l’entrée et un barrage à la sortie, où contrairement aux autres routes de l’occupation, le trafic est important, chaque jour, morceau inséparable d’Israël, au cœur du consensus, comme s’il n’y avait jamais rien eu là d’incongru.

Pas d’Arabes, pas d’attentats. Ceux qui ont pensé cette route ont tout fait pour cacher les Arabes au regard, même pour qui est fatigué de détourner le sien et de se voiler la face. A l’interdiction absolue pour les Palestiniens de circuler sur cette route, comme aussi de marcher sur le côté, on a ajouté le tronçon le plus délirant qui soit, le dernier tronçon en direction de Jérusalem. On y a caché la route par des murs en béton sur lesquels est peinte l’incarnation du rêve israélien : sous des arches peintes apparaissent des pelouses vertes à tout jamais sur fond de ciel d’un éternel azur, le tout peint en couleurs par la main d’un artiste sur le béton gris qui cache les maisons des Arabes. On peut ainsi rouler non seulement en confiance, mais dans la fiction. Un tunnel sans toit, un monde sans Arabes, un peuple sans terre est arrivé, ici aussi, sur une terre sans peuple, exactement comme ce conte qu’on nous racontait dans notre enfance. A faire des randonnées vers nulle part, loin, parmi les signaux du chemin. Simplement, ici, des blocs de béton remplacent les pierres blanches de la chanson.

Deux silhouettes marchant d’un pas rapide, sur la crête Une vieille chaîne stéréo, un réservoir à gaz portable et un toaster rouillé dans les mains d’Ibrahim Otman, un ouvrier de 27 ans, de Beit Our. Il rentre chez lui, à pied, de Modi’in, avec son ami, Ramez Jedallah, 26 ans. Sept kilomètres à pied, chaque jour, quelque soit le temps, quatorze kilomètres aller et retour pour essayer de trouver une journée de travail dans la construction. L’entrepreneur s’est volatilisé, n’a pas même téléphoné, le salaire d’un mois de travail apparemment perdu et les deux ouvriers rentrent chez eux, honteux et humiliés. Il y en a parmi les entrepreneurs du pays qui profitent de leur faiblesse ; les travailleurs palestiniens n’ont pas de permis de travail en Israël et rien n’est plus facile que de retenir leur salaire et de les menacer d’une plainte à la police. Ils sont partis de la maison à cinq heures du matin, reviennent à midi les mains vides, en dehors des alte sachen qu’ils ont ramassés, poubelles de Modi’in – deux hommes en séjour illégal.

Couvert de sueur, Ahmed Moustafa descend lui aussi des collines. Il est en chemin de Ramle à Harbata, son village. Homme à tout faire quand l’occasion se présente, mais aujourd’hui est un jour sans occasion. Il est parti à quatre heures et demie et maintenant il s’en retourne, les mains vides. Au moins, le propriétaire l’a amené en voiture jusqu’à Modi’in. 22 villages entourent la 443. Dans chacun d’entre eux habitent des milliers de personnes. Harbata, Beit Lakia, Koufer Naama, Ras Karkar, Safa, Beit Sira, A-Tira. Certains de ces noms sont connus par les panneaux indicateurs mais tous les panneaux sont un leurre : ils conduisent à une route barrée. Cela aussi est une façon d’étrangler des villages : on déverse des gravats et déchets de construction et des immondices sur la route pour en barrer le passage et humilier encore davantage les habitants. Votre route, comme votre vie, est dans les ordures.

Y a-t-il un autre endroit au monde où les autorités gouvernementales déversent des monceaux d’immondices pour barrer des routes ? Il y a des endroits où l’occupant, en notre nom, se montre plus délicat et place des cubes de béton de la société Ackerstein que l’armée israélienne peut déplacer chaque fois qu’elle veut entrer dans le village. Mais immondices ou béton, il n’y a ici aucun village dont l’accès est ouvert sur la route. Aucun village dont les habitants peuvent emprunter la route directe. De Bidu à Ramallah ? Jadis une vingtaine de minutes et aujourd’hui, des heures. Cette semaine, une journaliste hollandaise s’est traînée pendant trois heures et demie sur ce trajet, à cause des barrages.

Le trafic sur la route est pourtant rapide. Depuis qu’ici les attentats par coups de feu ont cessé, il y a environ deux ans, il passe ici chaque jour des milliers de voitures israéliennes, au moins vingt mille selon une estimation non officielle. Sur les crêtes, aux alentours, d’autres routes énormes se construisent encore. Venant d’où ? Pour aller où ? Nul ne sait au juste. Des bergers, sur le côté de la vieille route étroite, essaient de nous diriger vers leur village, Safa, mais toutes les voies sont barrées. Eux-mêmes ne savent pas comment on accède en voiture. Une jeep ou un char pourrait entrer, mais pas une voiture. « Ce sont des Juifs ? Ils ne vont pas nous rosser ? » Dans la colonie voisine de Kiryat Sefer, se construit une ville terrifiante : le squelette de dizaines de maisons à étages se lancent vers le ciel, enserrant, comme pour l’étouffer, le village emprisonné.

A la sortie vers le prochain village, Harbata, il manque visiblement un bloc de béton et le barrage a l’air ouvert d’une brèche. Mais quand on descend de la grand-route, on découvre encore une autre rangée de blocs. Il n’y a pas de passage. Sur le chemin que nous parcourons à pied vers le village, nous buvons du thé dans la famille Atia, la dernière maison avant la route. Un pare-soleil tourné face aux voitures qui passent lourdement et dont le bruit porte au loin. Il n’y a ici aucun mur acoustique pour protéger les habitants du vacarme, surtout celui des camions, la nuit. Un groupe de fringants jeunes gens au chômage passe encore un jour ouvrable sur le toit. De quoi parlaient-ils avant que nous n’arrivions ? De travail ? De politique ? D’Abou Mazen ? Peu importe. Mais Abou Mazen est collé, en bas, sur les murs de l’étroit tunnel qui passe sous la 443, seule issue de Harbata sur le monde. C’est ici qu’a été tué par les tirs des soldats Rafaat Ahmadan, un chauffeur, du camp de Shouafat, en septembre 2001. Il était le dernier tué de la première année de la deuxième Intifada.

Les Juifs en haut, sur la route rapide, les Arabes en bas, dans le goulet obscur, vers le chef-lieu, Ramallah, à une ou deux heures de là. Parfois des soldats se tiennent près de l’entrée et interdisent tout mouvement. C’était le cas hier. Pendant cinq heures, les soldats sont restés là et Harbata n’avait plus d’issue. Une caméra est installée au-dessus de l’entrée du tunnel, tournant silencieusement d’un côté à l’autre, Big Brother voit tout Il n’y a pas longtemps, un de ces jeunes gens a osé traverser la 443 à pied. Au bout du compte, tout ça, jadis, c’était ses oliveraies. 1750 shekels d’amende. Il est interdit de marcher sur la route.

La majorité des habitants de ce village circulent avec une détention avec sursis pour séjour illégal en Israël. Les a-t-on indemnisés pour les terres expropriées ? Grand rire. « Il y a de nombreux peuples qui ont fait tomber des gouvernements, mais l’opinion publique israélienne se tait et ne fait rien. Elle accepte tout », dit un des jeunes gens sur le toit, face à l’autoroute.

Un panneau indicateur : Beit Horon, Camp de la police des frontières de Beit Horon et A-Tira : à droite. La route est ouverte vers deux de ces endroits, devinez lesquels. Des blocs de béton à la sortie vers A-Tira et un pont pour les colons et la police des frontières de Beit Horon.

Deux jeunes filles palestiniennes, éblouissantes, descendent d’un taxi jaune près des blocs de béton. Elles sont de A-Ram, à côté de Jérusalem, elles sont venues rendre visite à leur sœur et font maintenant le chemin de retour chez elles. Essaient de faire le chemin de retour chez elles. Elles n’ont pas idée de la manière dont elles vont y arriver, ni qui s’arrêtera pour elle sur la 443. Impuissantes, elles se tiennent sur le bas-côté, peut-être viendra-t-il un taxi de Jérusalem-Est qui les prendra. Vous partez de chez vous le matin sans savoir ni comment ni quand vous reviendrez.

A l’intérieur d’A-Tira, une file de voitures avec des plaques israéliennes, stationnent à côté du barrage. Ces voitures-là se sont retrouvées coincées dans le village, sans possibilité d’en sortir. A-Tira est barré. Des blocs de béton à l’entrée principale venant de la 443 ; une voie sans issue donnant sur les vergers et aussi un chemin de terre qui mène, d’une manière ou d’une autre, vers l’extérieur, vers le village voisin de Harbata et à partir de là, plus loin vers Ramallah en passant par le tunnel. Mais ce chemin-là est réservé aux véhicules hauts et puissants.

Le taxi Transit de Mohammed Yassin Hamed, un des deux chauffeurs du village, ne fait que des allers et venues à l’intérieur du village, se démenant dans tous les sens comme un animal en cage. Un shekel et demi la course, de l’épicerie à la maison, du barrage à l’école Le Transit ne peut pas franchir la route de gravier pour aller à Harbata et de là, vers le monde extérieur. L’essence, on la lui apporte en jerricanes, qu’on s’échange, près des blocs de béton, par la méthode du dos à dos, celle qu’on emploie pour amener les autres marchandises. Un village de 2500 habitants, dit le panneau sur la route. Une Ford Fiesta remplie d’œufs stationne maintenant à côté du barrage de blocs de béton, attendant d’être déchargée. Qu’advient-il des malades ? Et des femmes sur le point d’accoucher ?

A-Tira est un beau village. Pas mal de magnifiques maisons en pierres, propriétés, dans bien des cas, de citoyens américains qui reviennent régulièrement rendre visite à leur village assiégé. Même le chef du conseil local, Issa Amin, est citoyen américain ; pour preuve, les deux aigles noirs, en pierre, placés à l’entrée de sa maison. Hamed, le chauffeur, a été pendant dix ans, l’électricien de Givat Zeev qui est voisin, jusqu’au jour où il a été congédié et où il est devenu le chauffeur du village. Son certificat d’électricien diplômé reste inutilisé, à un mur de sa petite maison.

Et qu’est-ce que ce petit goulet là-bas en bas, au bout de l’escalier de pierres qui descend en serpentant depuis le village jusqu’à la vallée des oliviers ? C’est le chemin vers l’école des filles. L’ancien bâtiment en pierres est situé de l’autre côté de la route des Juifs et les jeunes filles sont obligées de s’y rendre en passant par ce tunnel pour piétons, étroit, sombre, pas plus haut que la taille d’un homme, et qui a été creusé sous la route, là sous notre nez, sous les voitures qui passent à toute allure. Le chemin du lycée.

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