Un an après les non français et néerlandais au projet de constitution européenne, le bilan est affligeant : la « période de réflexion » annoncée par les chefs d'Etat et de gouvernement de l'Union européenne (UE) en juin dernier n'aura été qu'une vaine déclaration d'intention. En effet, le débat de fond sur les politiques socioéconomiques de l'Union européenne n'a pas eu lieu. Le conseil européen des 15 et 16 juin n'a pas remédié à cette inertie. La paralysie qui affecte aujourd'hui les dirigeants européens s'explique par le dilemme dans lequel ils sont plongés : comment trouver une porte de sortie à la « crise constitutionnelle » actuelle, sans pour autant mettre en débat les politiques qui ont précisément suscité cette crise ?De fait, les élites politiques n'ont jusqu'à présent témoigné d'aucune volonté de prendre sérieusement en considération les critiques soulevées lors des débats sur le traité constitutionnel.
Au contraire, l'entreprise de disqualification des détracteurs du cours actuel de l'intégration européenne s'est poursuivie : tantôt on les accuse d'être des « conservateurs » réfractaires aux réformes indispensables ; tantôt on impute leur refus de cautionner les politiques européennes actuelles à des peurs « irrationnelles » face à la mondialisation. Mais l'argument imparable et récurrent consiste à assimiler les remises en question de l'UE actuelle à des « résistances identitaires ». Dans cette perspective, le clivage central verrait s'opposer, d'une part des « pro-européens post-nationaux » capables de s'émanciper des attachements nationaux, et d'autre part des « anti-européens nationalistes », englués dans les frontières de l'Etat-nation.Pour beaucoup encore, il est inconcevable d'être un intellectuel progressiste sans témoigner d'un soutien sans faille à toute avancée de l'intégration européenne.
Dans cette perspective, l'Europe, telle une bicyclette, ne peut jamais s'arrêter de rouler, au risque de s'effondrer. Il ne s'agit pas de se demander quel est l'horizon vers lequel l'Europe tend, mais seulement d'avancer à tout prix, de mettre en commun un maximum de politiques (la monnaie, le commerce, l'emploi, la défense, la police, l'immigration, etc.), peu importe les idéologies qui les sous-tendent et l'impact qu'elles ont sur les populations (en Europe et dans le monde).C'est pourtant bien contre l'horizon vers lequel se dirige l'Union européenne que s'est élevé le non de gauche. Celui-ci a voulu sortir du canevas imposé depuis des années dans les discussions sur l'UE, celui d'une Europe mythifiée et intouchable, facteur de paix et de progrès.N'est-il pas temps de reconnaître aux partisans du non de gauche le mérite d'avoir fait émerger des alternatives aux principales politiques économiques institutionnalisées dans les Traités européens de ces 20 dernières années et consacrées par la fameuse partie III du projet de constitution ?La pierre angulaire de leur argumentaire est que le Traité constitutionnel (ainsi que les traités actuels) réduit substantiellement l'intervention publique. Plus spécifiquement, les normes et les politiques européennes ont contribué à l'érosion des quatre composantes historiques de l'Etat social que sont : les services publics, les politiques macroéconomiques, le droit du travail et la protection sociale.
Tout d'abord, les services publics sont mis sous pression par un processus de libéralisation largement organisé au niveau européen. Ce mouvement affecte déjà des secteurs comme les services postaux, de transport, d'énergie, de télécommunication et, de fortes présomptions existent pour supposer la libéralisation prochaine d'autres services d'intérêt général fondamentaux comme la santé, l'éducation ou l'eau. Or, les services publics, quand ils sont gérés de façon efficace, permettent de concrétiser des droits sociaux fondamentaux.Les politiques macroéconomiques, quant à elles, sont neutralisées par des principes d'inspiration monétaristes : la politique monétaire se focalise de façon quasi obsessionnelle sur un objectif aujourd'hui maîtrisé : la lutte contre l'inflation. De surcroît, la politique budgétaire nationale est mise sous tutelle par des règles très strictes en matière de déficit public, tandis que le budget européen est fortement limité dans son financement. Un tel corsetage des politiques macroéconomiques empêche une relance de la demande globale, pourtant indispensable pour stimuler la croissance et lutter contre le chômage.Mêmes si la protection sociale et le droit du travail relèvent de compétences nationales, la logique d'intégration économique européenne a un impact régressif indirect sur ces systèmes sociaux. En effet, suite au dernier élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale, la mise en concurrence de systèmes sociaux très disparates engendre un nivellement par le bas sur plusieurs plans.
Autrement dit, la réduction des normes sociales, des salaires et des impôts sur les sociétés et les hauts revenus devient un instrument de compétitivité. En outre, les mesures de flexibilisation du marché du travail et d'affaiblissement de la protection sociale sont coordonnées à travers la stratégie européenne pour l'emploi. Face à une telle dérive, les critiques de gauche préconisent une harmonisation par le haut de ces différentes normes, ce qui requiert, in fine, une redistribution vers les Etats les moins fortunés.Les objections de nombreux détracteurs du projet de constitution ne se circonscrivent pas au volet interne de la politique de l'UE. Le libre-échange (c'est-à-dire l'élimination des entraves au commerce telles que les tarifs douaniers, quotas, etc.) est inscrit comme un objectif central de la politique commerciale de l'Union et celle-ci s'emploie d'ailleurs de manière zélée à mettre en oeuvre ce principe, notamment dans son action à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et dans ses relations bilatérales (avec les pays d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine).
Les restrictions aux mouvements de capitaux sont par ailleurs interdites, ce qui explique la réluctance de l'Union à lutter efficacement contre les paradis fiscaux ou à promouvoir la mise en place de taxes sur les mouvements de capitaux. Or, la libéralisation mondiale de ces 20 dernières années a clairement des conséquences sociales dramatiques pour les populations du Sud (et, de plus en plus, du Nord).Au bout du compte, les opposants de gauche au projet de constitution ont voulu souligner le fait que le projet européen est progressivement devenu une formidable machine à déréguler. Le débat ne peut plus se limiter à la distinction simpliste « pro » ou « anti »-européens. La question centrale doit devenir : acceptons-nous la voie actuelle de l'intégration, basée sur la sacro-sainte concurrence « libre et non faussée » ? Ou, au contraire, ne faudrait-il pas refonder le projet européen et sa base constitutionnelle sur d'autres principes hérités de l'histoire des grands mouvements sociaux tels que la solidarité et la coopération ?
Autrement dit : quelle Europe voulons-nous ?