Chers amis, amies et camarades
Du 25 mars au 7 avril, Gabrielle et moi nous sommes rendus au Chili.
En ce qui me concerne, ce fut un retour après les voyages clandestins, fin des années 70 début des années 80; un autre voyage pour une extraordinaire opération de désobéissance civile en 1988 à l’occasion de «Chile Crea», amenant des écrivains et artistes du monde entier à sortir dans les rues de Santiago, de Valparaiso et de toutes les vlles du pays pour déclamer leur art après le couvre-feu imposé par Pinochet… il y avait là notamment Gabriel Garcia Marquez, Eduardo Galeano et aussi Pierre Mertens…
Je m’y étais rendu ensuite comme observateur au plébiscite organisé par Pinochet et enfin en mars 1990 à l’occasion de l’investiture de Patricio Aylwin et de la restitution du stade de Santiago à la démocratie. Ce stade où avaient été enfermés et torturés tant de démocrates chiliens.
15 ans plus tard, nous avons rencontré des Chiliens ex-réfugiés, rentrés chez eux.
C’est ce voyage que je vous présente en quelques traits.
Le Chili d’Allende jusqu’aux années 1990
Il y a 35 ans, le Chili vibrait au nom d’un projet socialiste, conduit par un homme remarquable, Salvador Allende, qui avait rassemblé l’ensemble des partis de la gauche, y compris les chrétiens du MAPU, les forces sociales ouvrières et paysannes, les intellectuels et les gens de la culture. L’ensemble était certes hétéroclite, mais avait aussi ses cohérences en matière sociale et éducative. Surtout, il bénéficiait du soutien des classes populaires de ce pays long de quatre mille kilomètres.
L’adhésion aux propositions d’Allende et de l’Unité Populaire faisait l’admiration de tous les peuples latino-américains. C’est à cette époque que Henry Kissinger , Secrétaire d’Etat états-uniens, déclara que le Chili d’Allende constituait le plus mauvais exemple, en particulier pour la France et l’Italie, pays où se préparaient les négociations de programmes de regroupement politique : le programme commun de la gauche en France, le compromis historique PCI DC en Italie.
Le Chili paie cher, très cher, l’expérience d’Unité Populaire, déstabilisé économiquement par les USA avant d’être plongé dans la sanglante et contraignante dictature de Pinochet jusqu’à la restitution du stade de Santiago du Chili à la démocratie lors de l’investiture de Patricio Aylwin le 11 mars 1990, 17 ans plus tard.
Ceux qui auraient encore un doute sur le caractère criminel du régime de Pinochet doivent commencer leur visite au Chili par celle de la Villa Grimaldi, où furent torturés et massacrés des milliers de démocrates chiliens par la sinistre Dina. Aujourd’hui, suite à l’extension de la ville, le terrain sur lequel se trouvait la Villa Grimaldi, lieu de détentions secret, se trouve dans la ville qui compte à présent six millions d’habitants, soit presque 30% de la population du Chili.
Trois présidents se sont succédés à la tête du pays depuis 1990 : les chrétiens-démocrates Patricio Aylwin et Eduardo Frey et aujourd’hui le socialiste Ricardo Lagos.
Le Chili de Lagos
Si le Chili n’est plus le pays phare d’il y a 35 ans, il n’en reste pas moins étonnant. Le pays connaît une croissance économique forte, une stabilité monétaire contrastant avec plusieurs de ses voisins. Le cuivre, la forêt, la pêche offrent au pays des recettes d’exportation importantes et permettent à une partie de la population de vivre avec des revenus substantiels. Le Chili a même remboursé l’an dernier une partie de sa dette extérieure. Il est donc choyé et montré en exemple par les institutions monétaires internationales.
Toutefois, le Président Lagos est confronté à un pays qui «brûle la chandelle par les deux bouts».
Il y a surexploitation des ressources naturelles et cela a déjà un prix tant écologique que social. Récemment, l’éditorialiste de la revue El Periodista, Francisco Martorell, suggérait d’arrêter de se focaliser sur les crimes de Pinochet pour s’intéresser de plus près à tous ceux qui, dans la nébuleuse de Pinochet et de son régime, ont abusé et surtout continuent d’abuser de l’économie chilienne : où va une part non négligeable des bénéfices du cuivre, ceux des pêches et en particulier des élevages sauvages de saumon… ?
Le PNUD, qui jauge les pays sur des indicateurs de développement humain, n’est pas très chaleureux envers le Chili. C’est ainsi qu’aujourd’hui, les 20% de la population à haut revenu se partagent 50% du revenu national. Les 20% les plus démunis doivent se contenter de moins de 10% du revenu national et 4% de la population est extrêmement pauvre. Quant aux 60% restants, vivant avec 40% du revenu national, ils sont aujourd’hui aspirés par un modèle «sur-consumériste».
Les Chiliens, en particulier à Santiago, passent leur week-end dans d’immenses centres commerciaux, les “malls”, devenus, par la force des choses, les nouveaux lieux de carrefour sociétal. En famille ou isolés, les gens se croisent et le regard échangé est celui de l’accès aux consommables.
Les prix affichés sont ceux des mensualités à payer et ce avec la ou les cartes de crédit délivrées par les commerçants eux-mêmes. Ainsi, l’objet vendu au chaland et son prix sont secondaires, le vrai bénéfice étant l’intérêt payé sur les 20 ou 30 mensualités dues. Le commerçant s’est alors transformé en banquier ou prêteur à gages. Aujourd’hui, les six millions de travailleurs chiliens se partagent selon les sources entre 9 et 13 millions de cartes de crédit.
La basse rentabilité de la commercialisation des produits est ainsi compensée par la haute rentabilité des produits financiers.
Le nombre de ménages très lourdement endettés ne fait que croître et fragilise chaque jour un peu plus le modèle «sur-consumériste» lui-même. Comme par ailleurs l’ensemble des services, en ce compris l’enseignement, la santé, l’eau, les transports publics, sont très largement privatisés, leur coût est devenu prohibitif. L’accès à l’enseignement supérieur dans les universités privées est ainsi réservé aux enfants de ceux qui ont profité du régime militaire de Pinochet pour s’enrichir. Ce qu’ils y apprennent est tout sauf l’applicabilité d’un modèle de croissance avec redistribution.
C’est ce qu’observent quotidiennement des personnalités comme le député Carlos Montes de la Commission de l’Education nationale, ou le Professeur Juan Soto de l’Université du Chili.
2006 : Le Chili de Michelle Bachelet ?
Et pourtant, ce pays reste surprenant et d’autant plus attachant. Il n’y a pas de modèle social alternatif et l’ultra-libéralisme tente de faire la loi au Chili. Au même moment, en ce 2ème semestre, se profilent les primaires pour les prochaines élections présidentielles de la fin de l’année. Sur trois candidats, deux candidates. Un homme pour représenter la droite la plus réactionnaire, M. Joaquin Lavin. Une femme pour représenter la Démocratie chrétienne, Mme Soledad Alvear, et puis le phénomène actuel c’est Michelle Bachelet, autre candidate de la Concertation, pour le Parti Socialiste et le P.P.D.
La Bachelet, comme l’appellent d’un ton familier les Chiliens, fait actuellement un tabac. Elle est créditée en ce début avril dans différents sondages d’opinion au travers du pays, de 75% d’intentions de vote. S’exprimant peu, relativement peu connue, elle attire par un sentiment très présent au Chili : la défiance de la population vis-à-vis des politiciens. Certes, Lagos a la cote, mais il ne peut briguer deux mandats présidentiels consécutivement et il se dit qu’il pourrait faire un bon candidat secrétaire général des Nations Unies après Kofi Annan.
Entre-temps, le phénomène Bachelet ne cesse de croître, à la plus grande surprise de la candidate elle-même. Socialistes et P.P.D. ensemble ne représentent que 20 à 25% des intentions de vote. Elle caracole donc en tête, avec un soutien populaire inégalé. Ses convictions sont profondes. «Ce n’est pas parce que nous devons vivre avec un modèle économique imposé à tous que nous ne pouvons réapprendre à vivre ensemble, à permettre au peuple de reprendre l’initiative», dit-elle. Elle passe beaucoup de temps à rencontrer les gens, à les écouter. Elle se refuse à faire des promesses électorales, cherchant à réactiver la participation populaire. Elle sait que les Chiliens sont très croyants, mais elle se refuse à en jouer, défendant les valeurs de la laïcité et de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Elle connaît bien les militaires, ayant été un temps Ministre de la Défense. Elle se veut une femme honnête et sincère, attachée au sort des femmes dans un pays encore très machiste.
Et c’est là toute l’attraction de ce Chili 2005. Ce pays segmenté, divisé, au passé culturel, politique et social ravagé par la dictature, ce pays où l’ultra-libéralisme triomphe, se retrouve soudain derrière une jeune femme blonde souriante, évitant tout effet d’annonce.
Lorsqu’on se déplace dans le pays du Nord au Sud, actuellement, c’est le même engouement. Durera-t-il ? Probablement, car le Chili est l’un de ces pays latino-américains qui ont en commun la faculté de rebondir et de faire du continent américain du Sud, un espace en perpétuel mouvement. Pensons au Brésil du PT de Lula, au Venezuela de Chavez, à l’Uruguay du Frente Amplio. A Santiago, il y quelques semaines, lors du décès de Gladys Marin, présidente du parti communiste, figure emblématique de la résistance à Pinochet, près d’un million de Chiliens se sont réunis à Santiago et le Président Lagos a décrété deux jours de deuil national.
Aujourd’hui à nouveau, les Chiliens veulent donc lancer un message fort à la classe politique et retrouver un sens du lien social.
Et ce lien social, malgré le consumérisme outrancier, est loin d’avoir disparu. Si on n’observe pas de société civile forte et organisée au Chili, le pays est cependant peuplé de gens qui continuent à croire et à agir pour un changement social.
A titre d’exemples, Antonio (Anselmo), ancien réfugié politique en Belgique, est aujourd’hui instituteur dans une petite école de la région de Temuco. Avec la Directrice Monica et ses collègues, il se bat pour permettre aux Mapuches de recevoir un enseignement dans le respect de leur culture et de leur langue. Les Mapuches qui représentent 8% de la population chilienne, sont les premiers habitants du Chili. Ils bloquèrent la progression des Incas, combattirent les Espagnols et aujourd’hui encore veulent être reconnus et respectés comme citoyens à part entière dans la société chilienne.
Ou encore l’équipe réunie autour de Marcelo, ex-réfugié et ancien délégué du Chili à la Commission des Droits de l’Homme des Nations Unies à Genève, qui s’emploie à construire la première Université Mapuche.
Et puis à Mirasol, encore un réfugié rentré d’Allemagne, qui avec ses seuls moyens construit un centre de revalidation pour handicapés moteurs.
Il y a aussi ceux qui témoignent d’une exceptionnelle continuité dans leur combat pour les droits de l’homme au Chili, en particulier le FASIC. Aujourd’hui, comme au temps de la dictature, son action coordonnée par Claudio Gonzalez constitue une référence nationale et internationale. Il s’agit d’un laboratoire des temps modernes pour la promotion des droits individuels et collectifs.
Au Chili aussi, des citoyens se battent donc pour témoigner qu’un autre monde est possible.
Il est difficile de comprendre, vu du Chili, pourquoi ces dernières années, seuls les hommes d’affaires européens, et plus particulièrement les Espagnols, sont présents, participant en quelque sorte à une «reconquista» de ce pays.
Tant de Chiliens ont vécu dix à vingt ans en Europe et en Belgique, ils en gardent un souvenir prégnant et ému, pourquoi ne s’est-il pas créé au travers d’eux des relations socio-culturelles { * } et politiques plus intenses entre les deux continents? La question mérite vraiment d’être posée.
Pierre GALAND, Sénateur,
8 avril 2005.
{*} La Communauté Wallonie-Bruxelles en ouvrant un centre à Santiago, pourra, espérons-le, contribuer à un tel projet.