Doha : cycle de développement ou d’ouverture des marchés du Sud ?
(15 novembre 2005)


En décembre prochain se tiendra la sixième Conférence ministérielle de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) à Hong Kong. Elle a pour objectif de relancer le Cycle dit « du développement » de Doha, suite à l’échec de la conférence de Cancun en septembre 2003.   
Il est aujourd’hui coutume de déclarer que l’issue de ces négociations commerciales sera capitale non seulement pour la santé de l’économie mondiale mais surtout pour les pays en développement. Dans cette perspective, un nouvel échec empêcherait des millions pauvres de sortir enfin de l’indigence.

De tels arguments sont cependant fallacieux car ils occultent les ambitions économiques des pays occidentaux dans ce type d’arrangements commerciaux. Il convient à ce sujet de s’attarder sur les positions défendues par la Commission Européenne, mandatée par les Etats membres de l’Union pour mener les négociations au sommet de Hong Kong.
Son Commissaire chargé du commerce, le Britannique Peter Mandelson, tente d’imposer à coups de matraquage médiatique une vision extrêmement simpliste du développement selon laquelle une ouverture substantielle du marché agricole européen permettrait aux pays du Sud d’accroître leur capacité exportatrice et ainsi d’amorcer la croissance économique tant attendue. D’où son engagement à approfondir la réforme de la politique agricole commune (PAC), disposition à laquelle la France s’oppose cependant fermement.
Peter Mandelson opère ainsi un glissement de sens subtil en réduisant le développement économique à un accès facilité au marché Européen pour les produits agricoles du Sud.
Cette stratégie de communication permet dès lors à l’Union Européenne d’affirmer qu’elle répond aux objectifs de développement qu’elle s’est engagée à respecter dans le processus de Doha. Plus important encore, cela l’autorise, en contrepartie, à exiger des pays en développement ‘les plus avancés’ une ouverture de leur marché aux services et produits manufacturiers européens. Les pays les moins avancés (PMA), quant à eux, continueraient pour le moment  à bénéficier d’un traitement différencié. 

En somme, dans cette perspective, tout le monde serait gagnant. Derrière cette argumentation, on retrouve en filigrane la théorie des avantages comparatifs élaborée par l’économiste britannique du 19ème  siècle David Ricardo. Selon cette théorie, chaque pays doit se spécialiser dans la ligne de production pour laquelle il a le coût comparatif le plus bas. Mandelson s’inscrit dans cette tradition de la théorie économique néoclassique lorsqu’il affirme : « je conçois mon mandat de négociation dans un sens large : être ‘pro-emplois’ en Europe et ‘pro-pauvres’ dans le monde. En Europe, nous devons générer des emplois dans l’économie de la connaissance où nous avons un avantage comparatif de long terme ; en même temps, les pays en développement doivent pouvoir, à travers le commerce, réaliser les opportunités que leur offrent leurs avantages comparatifs. C’est la base même d’un commerce libre et équitable ».  

Cette philosophie libre-échangiste, justifiée par la thèse des avantages comparatifs, est largement partagée par les autres pays influents au sein de l’OMC (Etats-Unis, Japon, Australie, mais aussi certains pays émergents tels que le Brésil ou l’Inde). Elle est aussi relayée par la presse internationale, telle que le Financial Times, ou Le Monde (voir l’éditorial du mardi 8 novembre).

Trois objections importantes peuvent cependant être opposées à un tel argumentaire.

Tout d’abord, il convient de souligner que l’idée selon laquelle le libre-échange conduit au  développement ne résiste pas à l’examen de l’histoire économique. Des économistes réputés comme Ha-Joon Chang, de l’université de Cambridge, ont démontré que les pays occidentaux – y compris les principaux chantres du libre-échange que sont la Grande Bretagne et les Etats-Unis –  ont largement eu recours durant leur processus d’industrialisation à une kyrielle de mécanismes protectionnistes.
Ainsi, au 18ème siècle, la Grande Bretagne a introduit des politiques de protection aux importations et de subsides aux exportations pour rivaliser avec la suprématie industrielle de la Belgique et des Pays-Bas. Quant aux Etats-Unis, ils ont eu l’économie la plus protectionniste du monde entre le milieu du 19ème siècle et la seconde guerre mondiale (seule la Russie, pendant une très courte période, au début du 20ème siècle, a maintenu une économie plus fermée). Ce n’est qu’une fois que leur économie a atteint un niveau de compétitivité suffisant, que ces pays ont prôné le libre-échange.  

Plus récemment, les expériences de plusieurs pays asiatiques, tels que le Japon, la Corée du Sud, Taiwan ou la Chine, révèlent également qu’un développement réussi nécessite une intervention volontariste de l’Etat et une protection des secteurs les plus stratégiques de l’économie. Tous ces pays n’ont en effet opéré qu’une intégration sélective dans l’économie mondiale. Aussi, bon nombre d’économistes considèrent aujourd’hui que l’adhésion de la Chine à l’OMC – qui suppose un démantèlement complet de ses politiques industrielles – risque d’entraver fortement son développement.
Par conséquent, imposer l’ouverture commerciale aux pays du Sud ne peut que compromettre fortement leurs chances de se développer.

Deuxièmement, il faut absolument contester l’idée que les pays en développement dits ‘les plus avancés’ ont la capacité de résister à la concurrence des pays riches. Par exemple, les 20 années de néolibéralisme en Amérique Latine ont certes permis à des pays comme le Brésil ou l’Argentine de développer un secteur agro-alimentaire extrêmement compétitif, mais cela s’est fait aux dépens du développement industriel et des services ainsi que de la stabilité financière de ces pays. En outre, le libéralisme sauvage a engendré un accroissement spectaculaire des inégalités dans ces sociétés. 
Par ailleurs, si l’Inde est souvent donnée en exemple pour ses bonnes performances dans les technologies de l’information, il ne faut pas oublier qu’une grande majorité de sa population vit encore d’une agriculture de subsistance. La pénétration sur ses marchés des exportations agricoles des pays riches (fortement subventionnées) a déjà eu des effets sociaux dévastateurs. D’ailleurs, depuis sa libéralisation économique au début des années 90, l’Inde n’est pas parvenue à augmenter davantage son taux de croissance.

Enfin, il convient de nuancer fortement l’idée que les pays les moins avancés (PMA) bénéficient d’un traitement de faveur dans les règles commerciales internationales. Certes, lors de la prochaine conférence à Hong Kong, il ne leur sera pas requis de poursuivre l’ouverture de leur marché aux services et produits industriels des pays riches. Cependant, comme l’a souligné la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED), le principal moteur de libéralisation commerciale dans ces pays demeurent les conditions attachées aux prêts de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire International (FMI). Ces conditions, sous la forme de « programmes d’ajustement structurel », ont d’ailleurs eu un impact socioéconomique dramatique dans les pays du Sud.
Outre les politiques promues par institutions financières internationales, il est important de souligner que l’Union Européenne, sur base des Accords de Cotonou qui définissent sa politique de développement, pousse également les pays ACPs (Afrique-Caraïbes-Pacifique) à s’ouvrir au libre-échange à travers la mise en place d’Accords de Partenariat Economiques (APE).     

A la lumière de ces trois objections, il paraît bien évident que la philosophie libre-échangiste de l’OMC ne sert pas les intérêts des pays en développement. Ces derniers se rendent bien compte que les négociations commerciales en cours ressemblent de plus en plus à un Cycle d’acquisition de marchés plutôt qu’à un Cycle de développement. Sans une inflexion radicale de la position actuelle des pays riches, il est fort probable, et même préférable, que la prochaine Conférence ministérielle de l’OMC à Hong Kong aboutisse à nouveau à l’impasse.

Il est temps que les Etats occidentaux aient l’honnêteté de reconnaître le lourd passé protectionniste de leur histoire et acceptent une réforme en profondeur des règles de l’OMC afin que chaque pays puisse mettre en œuvre des politiques économiques et sociales en phase avec son niveau de développement. Il en va du bien-être des populations du Sud.

 

Pierre Galand, Sénateur - Président de la Commission Mondialisation
Gaspard Denis – Assistant parlementaire

15 novembre 2005

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