Rwanda 1994 : les armes du génocide, et l’argent des armes

Voici dix ans, les concepteurs d’un monstrueux projet d’extermination entreprenaient de massacrer systématiquement, et cruellement, tous les Tutsi à leur portée sur le sol rwandais. S’inspirant des théories militaires françaises sur la guerre psychologique, ils enrôlèrent à cet effet des miliciens, l’essentiel de l’armée et une partie de la population rwandaise – transformés en massacreurs par un cocktail de haine et de peur.
Encore fallait-il armer les tueurs. L’exécution du génocide montre qu’il commençait le plus souvent par des armes à feu (bombardement des lieux de refuge, grenades, fusils) pour s’achever à l’arme blanche, machette et houe notamment. Militaires, miliciens, myriades de citoyens ordinaires déchaînés jouaient chacun leur rôle dans la partition du génocide, et les gourdins autochtones n’auraient pas suffi à une besogne aussi expéditive.

Parmi les nombreux éléments de la préméditation du génocide, il y a la constitution dès 1993 de l’arsenal de la mobilisation populaire, depuis le soldat hâtivement formé jusqu’au simple paysan. Toute cette année-là, les achats de machettes, houes ou bêches, par plus d’une dizaine de commerçants rwandais complices, ont pris des proportions hallucinantes. En même temps, les bailleurs de fonds internationaux et nationaux (la France en première ligne) continuaient de fermer les yeux sur ce que de nombreux rapports leur lançaient à la figure : leur « aide au développement », sous forme de dons et surtout de prêts, était quasi totalement détourné de ses objectifs pour financer l'achat d'armes, tous azimuts. Et c’est ainsi que le Rwanda s’est trouvé mi-1994 débiteur d’une dette colossale constituée pour une grande part par le paiement des armes du génocide.

Cette situation ubuesque avait conduit des ONG à proposer, et le gouvernement rwandais à accepter, en 1996, une mission sur L’usage de la dette extérieure du Rwanda (1990-1994) : la responsabilité des bailleurs de fonds. – afin d’auditer les sources de cet endettement. Et d’éviter, s’il se vérifiait qu’il s’agissait d’une dette “odieuse”, donc juridiquement et politiquement nulle, que ce pays ne reste paralysé par l’ardoise de la “centrale d’achat” génocidaire, bénéficiaire des “largesses” complaisantes de la “communauté internationale”. Conduite par Pierre Galand, alors secrétaire général d’Oxfam-Belgique, et Michel Chossudovsky, un expert financier canadien, cette mission a confirmé qu’année après année, la Banque mondiale, le Programme des Nations unies pour le développement, et tout le cortège des institutions nationales ou internationales vouées à financer la lutte contre la pauvreté avaient en fait payé les armes d’une guerre civile.

Or quatre pays avaient une influence prépondérante dans le collège des bailleurs de fonds du Rwanda : la France, les États-Unis, la Belgique et, à un moindre degré, la Grande-Bretagne. Ces quatre pays sont justement ceux dont les services de renseignement étaient les mieux à même d’observer la dérive génocidaire du cœur du pouvoir. Leur aveuglement a trois raisons possibles, à divers degrés indéfendables : la lutte contre la pauvreté est le dernier de leurs soucis, comme le fait que ce genre de pays puisse subir d’interminables conflits ou sombrer dans l’horreur (rappelons la phrase du président François Mitterrand : « Dans ces pays-là, un génocide c’est pas trop important ») ; l’accroissement de la dette des pays du Sud a eu et a encore d’importants bénéfices financiers et géopolitiques pour les pays du Nord ; d’influents milieux français (jusqu’à l’Élysée) et catholiques étaient les alliés de ce pouvoir racial à la dérive et les complices de son armement.

L’inavouable (Les arènes 2004), un ouvrage exceptionnel de Patrick de Saint-Exupéry, journaliste au Figaro et prix Albert Londres, montre que la connivence entre le cœur de l’armée française, son chef Mitterrand et les concepteurs du génocide a atteint un degré inimaginable. Mais on l’a bien vu pendant et après le génocide, la France soi-disant anti-américaine a eu en cette affaire le soutien de l’Internationale démocrate-chrétienne et de l’Opus Dei, qui se sont disputé avec Paris la palme du négationnisme ou du révisionnisme.
De même, le scandaleux armement des forces en train de commettre le génocide, puis leur réarmement au Kivu après le crime des crimes, via l’aéroport de Goma, ont impliqué des sociétés belges basées à Ostende, des firmes britanniques, des militaires israéliens, d’anciens ténors de l’apartheid sud-africain, tous milieux dont on ne peut pas présumer l’adhésion au “syndrome de Fachoda” – la pulsion anti-anglo-saxonne qui sert d’écran de fumée commode à la Françafrique barbouzarde, et n’est trop souvent qu’une propagande à usage subalterne. Les services secrets et les forces spéciales françaises, nœud de la complicité dans le génocide, sont nées dans la matrice atlantiste anticommuniste. Les doctrinaires et praticiens français de la lutte antisubversive, de la torture de masse et des escadrons de la mort – les Trinquier et Aussaresses –, ont reçu le meilleur accueil de la CIA et obtenu toute licence pour opérer dans la chasse gardée latino-américaine…

Bref, le génocide des Tutsi rwandais est aussi le produit des méthodes de la guerre froide, que d’aucuns veulent réhabiliter dans le cadre d’une « deuxième guerre froide » contre l’axe du Mal : la tolérance envers les dictatures bien pensantes ; l’agrément d’une galaxie de trafiquants d’armes, qui sème à travers la planète des millions d’armes et de morts ; l’utilisation d’un endettement insupportable comme moyen de domination des pays périphériques ; la sophistication de l’arme psychologique. Ce cocktail occidental du dernier demi-siècle aura lui aussi produit son génocide : c’est dire sa dangerosité.
À Kigali, le nouveau pouvoir ne s’est pas démarqué de cette philosophie : il pense que son alignement sur Washington peut absoudre les crimes commis par lui au Congo-Kinshasa ; il est vite devenu familier des plus célèbres trafiquants d’armes ; il sait aussi soigner sa propagande. Quant à l’endettement odieux gonflé par les bailleurs de fonds, il a préféré ne pas se servir du rapport de la mission, pourtant accablant, préférant “dealer” avec la Banque mondiale…

Reste que les erreurs et les crimes commis par un pouvoir confronté à une situation probablement sans précédent dans l’histoire ne doivent pas servir de prétexte aux campagnes de négation ou d’édulcoration de l’abomination. Celles-ci resurgissent en France, dès avant la sortie du livre de Patrick de Saint-Exupéry. Les milieux belges qui flirtèrent avec le Hutu Power ne sont pas, de leur côté, les derniers à persister. Signalons que plusieurs des commerçants qui s’adonnèrent en 1993 à des achats déraisonnables de machettes ne sont guère inquiétés en ces deux pays. Conseillons enfin, à ceux qui ont encore des doutes sur ce qui s’est passé en 1994, ou que la dialectique négationniste impressionne, de lire successivement Une saison de machettes, de Jean Hatzfeld (2003) et cette plainte à Jean-Paul II de 29 prêtres rwandais réfugiés à Goma, le 2 août 1994 : « Tellement la cruauté a été poussée à son paroxysme jusqu'à faire croire qu'une machette pour couper le bois, une hache pour le fendre, une houe et une pioche pour labourer la terre ont été considérées comme des armes qu'il fallait laisser à la frontière avant de passer au Zaïre. N'était-ce pas un moyen d'assassiner par la faim ceux qui pouvaient se procurer de la nourriture !? »

Pierre Galand, sénateur
François-Xavier Verschave, président de Survie

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