Dans les médias apparaissent de plus en plus des interrogations angoissées sur l'incapacité des Etats sociaux continentaux à s'adapter aux «nouvelles contraintes» socio-démographiques et économiques.
CETTE LITANIE réveille certains schémas psychosociaux et nationalistes: les Etats «malades» de la vieille Europe devraient affronter, chacun comme un seul et même individu vivant, les défis du nouveau siècle. Face à ceux-ci, nous devrions tous, patrons, salariés, dirigeants ou simples citoyens, faire de pénibles mais indispensables sacrifices. Au lieu de cela, nos sociétés, de plus en plus craintives et méfiantes face à l'avenir, se replieraient lamentablement sur elles-mêmes, refusant l'ouverture à la mondialisation et les joies saines de l'existence concurrentielle.
Selon la vulgate en vogue, si nous voulons maintenir notre modèle social, il est indispensable d'en «moderniser» profondément les fondements. La révolution réformatrice actuelle nous dicte les solutions objectives à mettre en oeuvre pour sauver notre Etat providence. Il s'agit principalementde briser les rigidités et conservatismes d'antan, de lutter contre le repli sur les «acquis sociaux» du passé. Et c'est avec beaucoup de patience et de pédagogie que les élites doivent expliquer au citoyen comment il faut détruire les acquis sociaux afin de mieux les préserver.
Voici la recette miracle. Tout d'abord, on nous précise qu'on ne dispose que d'un seul type de récipient pour mélanger les ingrédients de la réforme: le cadre macro-économique monétariste tel qu'il nous a été imposé depuis le traité de Maastricht (politique monétaire anti-inflationniste et politique budgétaire restrictive), combiné à la libéralisation des mouvements de biens, services et capitaux entre pays européens et avec le reste du monde. La confection déjà bien entamée de ce récipient a été confiée par nos gouvernements aux experts de l'OMC, du FMI, de l'OCDE et de la Commission européenne, travaillant loin du regard de populations frileuses et ignorantes.
Dans ce cadre contraignant qu'ils ont eux-mêmes créé, les gouvernements déplorent alors la réduction des marges de manoeuvre socio-économiques, autrement dit, des «ingrédients» possibles pour relancer la croissance, lutter contre le chômage et conserver l'Etat providence.
Ainsi, seules les réformes dites «structurelles», du marché du travail, seraient susceptibles d'atteindre ces objectifs, car elles renforceraient la compétitivité des entreprises: flexibiliser le marché du travail, baisser les «charges» fiscales, sociales et salariales des entreprises et «activer» les chômeurs. A cela s'ajoutent les libéralisations et privatisations des services publics censées alléger des dépenses publiques beaucoup trop lourdes. Enfin, le défi démographique rendrait incontournable l'introduction de systèmes de pension par capitalisation et l'allongement de la durée du travail.
Un tel discours, qui se veut une réponse neutre et pragmatique à une réalité objective et impérieuse, s'inscrit en fait dans un projet politique spécifique, celui du néolibéralisme. Pareille idéologie vénère la régulation par le marché, la maximisation du profit et la compétition entre les individus. Elle proscrit ainsi les principes de redistribution et d'intervention publique dans l'économie et l'objectif d'une société solidaire.
Devenue aujourd'hui hégémonique, cette idéologie s'attaque directement à la démocratie en excluant du débat public les choix en matière de politiques économiques et sociales. Il ne resterait dès lors plus que quelques questions postmodernes à s'arracher entre partis progressistes (identité, éthique, culture...).
En dépit d'une rhétorique du «tout le monde doit se serrer la ceinture», le néolibéralisme a déjà engendré ces vingt dernières années un important accroissement des inégalités entre et au sein des différents pays.
Si les salariés subissent des pressions constantes, les détenteurs de capitaux, eux, n'ont cessé de voir leurs profits augmenter. En outre, les mesures néolibérales n'ont pas entraîné une réduction du chômage et ont même accru la pauvreté dans de nombreuses parties du monde. Enfin, la poursuite acharnée du libre-échange ne peut mener qu'à un désastre écologique.
Les courants progressistes se doivent de proposer des alternatives au néolibéralisme en pensant de manière globale. La logique nationaliste d'un nivellement par le bas des normes fiscales et sociales pour demeurer compétitif dans la jungle concurrentielle est en effet une impasse.
Au niveau européen, il faut avant tout viser une convergence par le haut des normes sociales, ce qui suppose une redistribution intra-européenne et une certaine harmonisation fiscale ainsi que l'exclusion des services publics des règles de concurrence.
La politique budgétaire devrait aussi être réhabilitée, tant au niveau national qu'européen, afin de financer des investissements publics importants (par exemple, dans des projets écologiquement soutenables dans les transports, l'énergie ou les services aux personnes) et la politique monétaire et de taux de change devrait inclure des objectifs de croissance et d'emploi.
Des alternatives sont souhaitables aussi dans d'autres domaines: dans des sociétés qui n'ont jamais été aussi riches, le financement des retraites devrait rester public et l'augmentation des contributions devrait répondre à une logique de justice sociale (élévation des cotisations patronales, création de nouveaux impôts justes, réduction du chômage...).
Quant à la lutte contre le chômage, elle pourrait passer par la création d'emplois publics, le partage du temps de travail et l'augmentation de la demande par l'élévation du pouvoir d'achat.
Au niveau mondial, le développement d'un commerce intrarégional entre pays d'une même région peut être une alternative aux politiques libres-échangistes des institutions internationales, qui visent à faire du monde un immense marché. Une vaste redistribution mondiale devrait aussi être réalisée, notamment à travers l'annulation de la dette et l'instauration de taxes globales pour financer le développement.
Les alternatives progressistes aux réformes néolibérales passent donc par une réhabilitation de la régulation publique démocratique de l'économie et par une soumission du marché à l'objectif de réalisation de droits fondamentaux extensifs et universels. Limiter la concurrence et protéger ses marchés n'est donc pas forcément synonyme de nationalisme et de xénophobie. De telles mesures peuvent en effet s'inscrire dans un projet de société solidaire et cosmopolite, si elles servent des fins égalitaires et peuvent être mises en oeuvre par tous les peuples du monde dans une logique de coopération et non de compétition.
Pierre Galand
sénateur socialiste