De plus en plus fortes sont les voix qui s’élèvent contre l’ultra libéralisme européen coulé en bronze dans le traité constitutionnel européen et dans l’AGCS (Accord général sur le commerce et les services) et qui se traduit par le fameux projet de directive dite « Bolkenstein » qui entend libéraliser aussi les services publics.
Parmi ces voix les plus autorisées, il y a celle de Raoul Marc Jennar, docteur en sciences politique, chercheur auprès d’Oxfam-Solidarité et animateur de l’URFIG, auteur d’un livre « Europe, la trahison des élites » paru chez Fayard en 2004. Il était l’invité des Amis du Monde Diplomatique pour une conférence le mercredi 2 février 2005.
Ce fut un véritable tour de force que de vulgariser clairement et même de manière parfois amusante, les méfaits de l’ultra libéralisme tel qu’il s’exprime dans les textes des accords mondiaux. L’absurde semblait au rendez-vous, mais au-delà de cela, se profile surtout une logique rouleau compresseur qui vise à écraser tout ce que la culture européenne compte de singularité et notamment de sens social.
Le monde économique est rendu inintelligible pour la quasi-totalité des européens, ce qui le rend antidémocratique. L’AGCS géré par l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) comporte 22.500 pages. L’OMC est l’institution la plus puissante du monde, elle est pouvoir législatif et exécutif en même temps. De plus, elle peut régler les différends ce qui lui donne un pouvoir quasi judiciaire en sanctionnant les Etats membres. Ce qui n’est un pouvoir octroyé à d’autres instances internationales comme l’OMS, l’OIT, etc.
Premier constat : l’OMC s’occupe de beaucoup plus que du commerce. Son pouvoir s’étend sur les services : électricité, eau, radio et télévision, transports en commun, écoles, santé, culture etc. Ces services sont segmentés par l’OMC en 12 secteurs et 160 sous-secteurs.
L’OMC par le biais de l’AGCS, s’attaque à toutes les mesures prises en principe par les Etats : lois, arrêtés, règlements, procédures administratives dans les services à tous les niveaux de l’Etat (du national au local), y compris jusqu’au secteur non marchand et aux ONG. Toutes nos législations sont attaquées mais on ne trouve pas une seule critique des fournisseurs privés, rien sur les firmes, les paradis fiscaux, les zones franches… L’OMC ne régule pas le commerce mondial mais dérégule la planète tout entière.
Elle prétend qu’elle ne touche pas à ce qui est gratuit et monopole de l’Etat. Or, même l’enseignement et la santé sont mis en concurrence dans les textes. Que reste-t-il donc du pouvoir régalien de l’Etat ? La Justice, sauf le pénitentiaire, sauf les sociétés privées de gardiennage, même les ministères sont atteints par l’AGCS, résume Raoul Marc Jennar.
La levée de boucliers contre Bolkenstein montre la limite de ce système ; l’AGCS prévoit en effet qu’un employeur qui utilise du personnel membre d’un autre Etat, le traite selon le pays de provenance. Ce qui est une négation des conquêtes sociales puisqu’on prendra le personnel le moins protégé dans les pays d’Europe. Quant aux pays tiers, il n’y a pas de protection du tout pour les travailleurs importés chez nous. C’est ainsi qu’on légalise les négriers !
Le pire, souligne Raoul Marc Jennar est que cet accord n’a pas de fin, c’est une négociation-gigogne jusqu’au but final : la libéralisation totale des marchés. Et ses cruels paradoxes parce qu’un Etat ne peut plus exiger d’entrepreneurs des investissements créateurs d’emplois, ce serait contraire à la libre concurrence. En santé publique, l’Etat qui veut protéger ses consommateurs de la viande de bœuf aux hormones est pénalisé et doit payer des amendes et subit des mesures de rétorsion décidées par l’OMC (on se souvient du roquefort défendu par José Bové !). Dans l’enseignement : une école privée aura le droit d’être traitée de la même manière qu’une école publique ce qui signifie les mêmes salaires pour les professeurs, les mêmes aides financières pour les bâtiments… Aucun Etat ne peut payer cela ! Idem en santé : les assurances privées devraient avoir les mêmes droits que les mutuelles. Ce qui signifie que le trésor public explose… ou se retire et on privatise tout. Aux populations de payer…
Même les qualifications des métiers sont en péril et donc la réglementation de ceux-ci : un architecte, un électricien professionnel doit avoir des qualifications, évidemment, mais les normes ne doivent pas être « excessives », seul le patron est juge de la qualification du personnel.
Il est évidemment interdit aux membres de l’AGCS de réglementer l’accès aux marchés ; il n’est donc plus possible de limiter les fournisseurs de service. Ainsi, il est interdit de limiter le nombre de grandes surfaces dans un pays ou l’arrivée de capital financier étranger, si l’AGCS passe ; or il est irréversible sauf ferme volonté politique.
Mais quelle volonté politique attendre d’une Europe qui se retranche derrière le secret absolu d’un groupe de hauts fonctionnaires, le comité 133 qui discute de la libéralisation des services publics en étant irresponsable politiquement. C’est ainsi que la Commission européenne fait des propositions au Conseil des ministres et que personne n’arrive à en comprendre les enjeux.
Si l’AGCS est appliqué, les Etats n’auront vraiment plus rien à dire. C’est la Commission européenne qui choisira la libéralisation des services chez nous, qui contrôlera le fonctionnement de ces services dans les pays membres, ce qui brise l’autonomie communale, en premier lieu, comme première instance traditionnelle de services aux citoyens.
Voilà pourquoi, conclut Raoul Marc Jennar, il faut donc s’opposer à la directive Bolkenstein, à l’AGCS et même au traité constitutionnel européen puisque celui-ci s’oppose aux restrictions à la libre circulation des services, qu’il ne mentionne même pas le service public mais parle de « service d’intérêt économique général » dont la Commission précise bien qu’il ne s’agit pas de la même chose[1] !
Bref, il est possible de bloquer quelque peu ce rouleau compresseur ultra libéral en faisant partie des « villes hors AGCS », ce qui est le cas d’un tiers du territoire autrichien, de 600 collectivités territoriales françaises… et quelques communes belges ; il y a même un recours juridique en se fondant sur la convention de Vienne sur le droit des traités : si un Etat signe un accord qui vide une société de ses caractéristiques fondamentales permanentes, l’Etat est fondé à remettre en cause cet accord. Or, nos communes fournissent des services depuis le Moyen Age !
La majorité socialiste-CDH en Wallonie aura-t-elle la volonté de décréter la région hors AGCS ? les régions ont en effet un rôle particulier à jouer en Europe.
Et puis, il y moyen de manifester : le 19 mars, et de s’informer : www.urfig.org.
Gabrielle Lefèvre
[1] Voir articles II-36, III-6, III-55 et III-56.